Bienvenue au Cambodge : souriez, vous allez payer
Le pays dit vouloir des investisseurs. Mais entre promesses et pénalités, il transforme la bonne foi en faiblesse.
Les projets de plusieurs millions reçoivent les bénédictions du Council for the Development of Cambodia (CDC) : exonérations fiscales allant jusqu’à neuf ans, avantages douaniers, procédures accélérées. On applaudit les gros chiffres, les inaugurations et les conférences de presse.
Mais pour ceux qui arrivent plus modestement — ceux qui ouvrent une petite entreprise, créent quelques emplois, forment des gens sur le terrain — le parcours est tout autre. On ne les accueille pas : on les soupçonne. Ils ne sont pas célébrés : ils sont testés, taxés, épuisés.
C’est là tout le paradoxe : le Cambodge dit vouloir attirer l’investissement, mais il met des bâtons dans les roues de ceux qui bâtissent vraiment sur place. Les mégaprojets font la une ; les petits entrepreneurs font les frais d’un système administratif lourd, coûteux et souvent punitif.
Pourtant, ce sont eux, les petites et moyennes entreprises, qui constituent le cœur des économies solides. Dans la plupart des pays développés, elles représentent plus de 97 % du tissu économique et génèrent la majorité des emplois durables. Si le Cambodge veut se construire un avenir, il doit commencer par respecter ses bâtisseurs avant de courtiser les géants.
De la bonne foi à la désillusion
Quand j’ai fondé mon entreprise au Cambodge, je l’ai fait avec une vision à long terme. Je voulais bâtir durablement, pas contourner le système. J’ai choisi d’enregistrer mon entreprise officiellement, de déclarer mes revenus, de payer mes taxes chaque mois — parce que je croyais qu’un pays ne se construit pas dans la zone grise.
Mais à peine un an après l’enregistrement, une lettre est arrivée : audit fiscal. Pas parce qu’on avait commis une faute, simplement parce qu’on existait. Nous avons remis tous les documents demandés, dans les délais, en toute transparence. Puis l’attente. Des semaines sans nouvelles. Quand nous avons relancé, ils n’avaient même pas encore ouvert le dossier.
Et puis un jour, la sanction tombe. Une pénalité arbitraire, sans base légale claire. Un chiffre sorti de nulle part. Un montant si déraisonnable qu’il aurait suffi à faire couler l’entreprise.
Je connais deux entrepreneurs, un cambodgien et un étranger, qui ont vécu la même chose. Des amendes de plus de 100 000 dollars, pour des sociétés qui ne génèrent même pas autant de profits en une année. Après “négociation”, ils ont payé environ 10 000 dollars chacun — non pas parce que la loi l’exigeait, mais parce que c’était la seule façon de sortir de l’impasse. Tant que tu ne payes pas, tu ne peux pas avancer. Tu ne peux même pas fermer ton entreprise. C’est presque de l’extorsion légale.
Ces pratiques créent une peur silencieuse. On dirait que l’administration fiscale cherche à compenser sur le dos des rares entrepreneurs de bonne foi, ceux qui sont visibles, ceux qui se conforment à la loi. Comme si chaque amende servait à justifier une performance interne, à prouver qu’on “récupère” de l’argent pour l’État.
Mais à force de punir les honnêtes, on finit par récompenser les discrets — ceux qui ne déclarent rien, qui ne s’enregistrent jamais, et qu’on laisse tranquilles.
Je ne crois pas que tout soit animé par la corruption. Il y a aussi beaucoup d’incompétence et une culture administrative fondée sur la méfiance. Les agents agissent parfois comme s’ils protégeaient le pays contre les entreprises, au lieu de travailler avec elles pour le faire grandir.
Cette mentalité détruit plus de valeur qu’elle n’en crée. Elle épuise ceux qui veulent contribuer. Et elle finit par convaincre les nouveaux venus de rester dans l’informel, là où les audits n’arrivent jamais.
Une culture administrative qui confond rigueur et abus
Ce que j’ai vécu n’est pas un cas isolé. C’est le symptôme d’un problème beaucoup plus profond : une culture administrative qui confond rigueur avec abus, et autorité avec intimidation.
Au Cambodge, la loi fiscale existe — mais elle est trop souvent appliquée de manière aléatoire. Les montants de pénalités semblent parfois sortis d’un chapeau, calculés non pas sur la base du code des impôts, mais selon le degré de docilité de l’entreprise concernée. Ceux qui discutent trop paient davantage. Ceux qui connaissent un peu le système négocient à la baisse, comme on le ferait pour un sac de riz au marché.
Les pénalités fiscales, pourtant encadrées par la loi, sont devenues un instrument de pression. Et quand la loi cesse d’être la référence, tout devient subjectif. Un contrôle fiscal devrait être une procédure administrative, pas un rapport de force. Mais aujourd’hui, c’est souvent l’inverse : une épreuve d’endurance où le plus patient, ou le plus résigné, finit par payer.
Ce n’est pas seulement un problème de corruption. C’est aussi un problème de formation et de mentalité. Beaucoup d’agents de l’administration fiscale manquent de compétences comptables et juridiques solides. Ils ne comprennent pas toujours les réalités opérationnelles d’une entreprise — les cycles de trésorerie, les marges, les pertes, la complexité d’une jeune structure.
Résultat : ils interprètent la loi comme un texte à géométrie variable, où tout ce qui n’est pas explicite devient suspect.
Et au lieu d’encourager la conformité, cette approche la décourage. Car au Cambodge, suivre la loi ne te protège pas : ça t’expose. Les entreprises non enregistrées, elles, bénéficient de deux ans de congé fiscal pour se régulariser. Pendant ce temps, celles qui sont déjà en règle se voient auditées, pénalisées, harcelées.
On incite à la fraude, puis on punit la transparence…
Ce cercle vicieux crée une économie à deux vitesses :
d’un côté, une minorité d’entreprises enregistrées qui se battent pour survivre sous la pression fiscale ;
de l’autre, une majorité qui opère dans l’ombre, hors de tout contrôle, mais avec une liberté totale.
À long terme, cette situation est suicidaire pour le pays. Un État ne peut pas se financer sur les ruines de ceux qui respectent la loi. Et un entrepreneur étranglé par les pénalités ne crée ni emploi, ni innovation, ni croissance.
Le Cambodge doit décider s’il veut une économie de confiance ou une économie de méfiance. Parce qu’on ne peut pas avoir les deux.
Des réformes qui vont dans la bonne direction
Malgré toutes ces dérives, quelque chose bouge. Le Ministère de l’Économie et des Finances semble avoir pris conscience que le système actuel décourage plus qu’il ne protège. Depuis quelques années, la création du Tax Arbitration Committee, un comité d’arbitrage fiscal indépendant, marque un premier pas vers une forme de justice économique.
Ce mécanisme offre enfin une voie de recours aux entreprises confrontées à des décisions arbitraires. Désormais, lorsqu’un contribuable estime qu’une sanction de l’administration fiscale est injuste, il peut soumettre une première contestation. Si celle-ci est rejetée, il peut déposer une seconde lettre d’appel dans les trente jours, examinée par le Département du Droit, de la Politique Fiscale et de la Coopération Internationale. Et si, après cette étape, la décision reste inchangée, l’entreprise peut saisir le Tax Arbitration Committee, placé sous l’autorité du Ministère de l’Économie et des Finances. Le comité dispose alors de soixante jours ouvrables pour rendre sa décision.
Mon comptable m’a confirmé que, selon son expérience, ce comité tranche plus souvent en faveur des entreprises que du département fiscal. Je n’ai pas encore suffisamment de témoignages pour le confirmer, mais cette simple évolution est déjà un signe encourageant. Elle montre que les plus hautes instances du pays reconnaissent les dérives et cherchent à rétablir un équilibre. Selon mes informations, ce serait même le bureau du Premier ministre qui aurait impulsé cette réforme en constituant une équipe dédiée à “auditer les auditeurs”.
C’est un signal fort. Il prouve que le problème est identifié, que la hiérarchie veut agir. Mais une réforme ne se mesure pas à l’existence d’un nouveau bureau, ni à l’éclat d’un bâtiment tout neuf. Et pendant que le département fiscal inaugure sa nouvelle tour moderne, la question demeure : les pratiques, elles, vont-elles se moderniser aussi?
À mon sens, elles n’auront pas le choix. Car un pays ne peut pas prétendre attirer les investisseurs internationaux tout en maintenant un système qui fait fuir les entrepreneurs locaux. Les audits ne devraient pas être des pièges, mais des outils de transparence. Les agents fiscaux ne devraient pas être jugés sur le montant des pénalités qu’ils infligent, mais sur leur capacité à faire croître le tissu économique.
Le Cambodge entre dans une période critique. Les décisions prises aujourd’hui détermineront si le pays deviendra un pôle de confiance, ou s’il restera un territoire de méfiance où chaque entreprise vit dans la peur d’un contrôle. Le Tax Arbitration Committee donne un début de réponse. Mais ce n’est qu’une étape : la transformation réelle devra se faire dans les mentalités, pas seulement dans les institutions.
Une équation économique intenable
Le Cambodge ne peut pas espérer se développer en punissant ceux qui le construisent. Aucun pays n’a jamais prospéré en transformant ses entrepreneurs en suspects permanents.
Le pays souffre déjà de nombreux handicaps structurels :le coût élevé de l’énergie, la faible productivité, le manque de compétences spécialisées, la fragilité des infrastructures. Sur presque tous ces plans, ses voisins sont plus compétitifs. Et pourtant, beaucoup d’étrangers continuent à venir ici — parce qu’ils aiment ce pays, parce qu’ils y voient du potentiel, parce qu’ils veulent y investir leur temps, leurs ressources, leurs idées.
Mais cet élan d’investissement, si rare et précieux, s’épuise vite quand le système décourage ceux qui jouent selon les règles. Une entreprise étranglée par les taxes ne peut pas embaucher. Une entreprise qui vit dans la peur d’un audit ne réinvestit pas. Et une entreprise qui se sent trahie par l’administration finit par partir.
Quand on additionne tous ces facteurs — coûts élevés, incertitude fiscale, climat de méfiance —, le Cambodge perd progressivement ce qui faisait sa différence : son ouverture et sa souplesse. À ce rythme, le pays risque de devenir un terrain réservé aux grands groupes qui peuvent se permettre d’attendre, de négocier et de contourner. Et pendant ce temps, les petites entreprises, celles qui forment le tissu économique de tout pays solide, continueront de disparaître les unes après les autres.
C’est un scénario dangereux. Car sans ces petites et moyennes entreprises, il n’y a ni innovation, ni mobilité sociale, ni stabilité économique. Elles sont le moteur invisible d’un pays. Elles forment les classes moyennes, soutiennent les familles, éduquent les employés, créent de la valeur réelle. Les ignorer, c’est scier la branche sur laquelle repose toute la croissance future.
Le Cambodge vit encore aujourd’hui sur un avantage démographique et géographique exceptionnel. Mais cette fenêtre d’opportunité se refermera. Dans dix ou vingt ans, la main-d’œuvre sera plus chère, la concurrence plus rude, les marges plus fines. Si le pays veut attirer des investisseurs sérieux, il doit comprendre que la confiance est un capital — et qu’elle se construit sur la cohérence, pas sur la peur.
Les investisseurs n’attendent pas un système parfait. Ils attendent un système juste. Et aujourd’hui, c’est là que tout doit commencer : par la justice, par la clarté, par le respect de ceux qui viennent bâtir.
Choisir les bons alliés du développement
Le Cambodge est à un tournant de son histoire économique. Les choix faits aujourd’hui décideront du type de pays que nous construirons demain : un pays qui inspire confiance, ou un pays qui fait fuir ceux qui veulent y croire.
Si le Cambodge veut devenir une véritable destination d’investissement, il doit cesser de punir ceux qui respectent la loi et de récompenser ceux qui la contournent. Il doit envoyer un message clair : ici, l’intégrité n’est pas un handicap, c’est une force. Parce qu’aucune économie ne peut croître durablement sur la peur, la suspicion ou l’injustice.
Les grandes entreprises attirées par le Council for the Development of Cambodia ont leur rôle à jouer, bien sûr. Mais elles ne représentent qu’une partie de la solution. Ce sont les petites et moyennes entreprises, locales ou étrangères, qui créent la vitalité économique réelle et qui sont les véritables alliées du développement.
Les décideurs doivent comprendre qu’un investisseur qui quitte le pays n’emporte pas seulement son capital : il emporte aussi son savoir-faire, ses relations, et la confiance qu’il avait placée ici. Chaque entrepreneur découragé est une opportunité perdue. Et chaque opportunité perdue est un pas en arrière pour le pays tout entier.
Pour que le Cambodge devienne un pôle de croissance durable, il ne suffit plus de construire des tours modernes ou d’attirer les capitaux. Il faut construire un climat de confiance. Un climat où les entrepreneurs n’ont pas peur d’être en règle. Un climat où la bonne foi est reconnue, protégée et encouragée.
Les signaux positifs existent : la création du Tax Arbitration Committee, la prise de conscience du gouvernement, et l’attention croissante des plus hautes autorités sont des premiers pas. Mais il faut aller plus loin. Les réformes doivent descendre jusqu’à la base, jusque dans la mentalité des agents, jusque dans la culture administrative elle-même.
Le développement ne se mesure pas seulement en kilomètres d’autoroute ou en milliards d’investissements approuvés. Il se mesure à la capacité d’un pays à honorer ceux qui le bâtissent au quotidien. À protéger ceux qui jouent selon les règles. À créer un écosystème où la croissance naît de la confiance, pas de la crainte.
Le Cambodge n’a pas besoin de miracles. Il a besoin de cohérence. Et il a besoin, plus que jamais, de choisir les bons alliés : ceux qui croient encore qu’un pays peut grandir sans trahir ceux qui le font vivre.



